El poder transformador de la música

Introduction. Musique : patrimoine immatériel ?

Près de deux tiers des éléments inscrits en 2018 sur les listes du Patrimoine Culturel Immatériel de l’Humanité (PCI) de l’UNESCO présentent une composante musicale notable1. Le lkhon khol, rite religieux associant danse, musique et masques de la communauté du monastère bouddhiste de Wat Svay Andet au Cambodge ; l’as-samer, pratique dansée et chantée de Jordanie ; le chant accompagné au gusle de Serbie ; ou encore le reggae de Jamaïque, y figurent désormais aux côtés du rebetiko grec, du séga tambour de Rodrigues (tout juste inscrits en 2017), du tango du Rio de la Plata, du rassemblement festif breton fest-noz ou encore de l’artisanat et du jeu du tar en Azerbaïdjan. Au total, on comptabilise ainsi plus de 300 pratiques2 où la « musique » joue une part importante, tout en étant la plupart du temps liée à des fêtes, danses, rituels, poésies ou savoir-faire3. Elle semble donc occuper une place de choix au sein du « patrimoine culturel immatériel » de l’humanité tel que le répertorie l’UNESCO depuis sa Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de 20034 (ci-après nommée la Convention).


Faut-il en déduire une affinité particulière de la musique avec le concept de « patrimoine immatériel », qui la prédisposerait au modèle patrimonial proposé par l’UNESCO ? Se plie-t-elle plus aisément aux mécanismes de patrimonialisation que les autres phénomènes concernés ? À moins que ce dispositif ne fasse qu’enregistrer la prégnance de la musique dans les pratiques sociales de par le monde ? Quoi qu’il en soit, le constat de cette prépondérance de la musique au sein du PCI invite à interroger la manière dont elle est définie et perçue dans ce contexte, et à examiner les présupposés théoriques et historiques à l’œuvre. À cet égard, bien que l’idée d’« immatérialité » tienne avant tout d’une répartition institutionnelle et pratique6, elle entre en résonance avec la tradition occidentale romantique et contemporaine tenant la musique comme le plus « spirituel » de tous les arts7. Cette nouvelle catégorie, souvent présentée par les expert·e·s et interlocuteur·trice·s de l’UNESCO comme un tournant patrimonial, visant un rééquilibrage « Nord/Sud » des différentes conceptions de la culture et des éléments inscrits au niveau mondial8, renouerait-elle donc paradoxalement avec le paradigme esthétique occidental dominant ? Classer une musique comme « patrimoine immatériel », ce serait alors la mettre sous la coupe d’un système symbolique situé, quand bien même d’autres traditions, en Occident et ailleurs, mettent au contraire l’accent sur son ancrage dans les corps humains, dans les lieux, les instruments et objets9. Relevons néanmoins que lorsque l’UNESCO accorde un privilège à la musique au sein des « arts du spectacle » dans le domaine du PCI, c’est moins en vertu de son « immatérialité » que du fait de son caractère supposément « universel10 » ; patrimoine immatériel, donc, mais aussi et surtout de l’humanité.


Cette importance de la musique dans le champ du PCI invite à interroger ce que la musique fait au PCI : en raison de caractéristiques qui lui seraient propres, la musique incite-t-elle à repenser les définitions et les façons de fabriquer du patrimoine ? Joue-t-elle un rôle particulier au sein des « nouveaux patrimoines11 » et des infléchissements apportés par l’UNESCO pour aller vers une valorisation des pratiques vivantes et des acteur·trice·s, plutôt que des artefacts12 ? Comment la musique dérange-t-elle ou rejoue-t-elle cette nouvelle catégorie de « patrimoine culturel immatériel » ?


À l’inverse – et c’est le postulat initial que ce numéro se propose d’explorer – ce nouveau régime du « patrimoine immatériel » semble être devenu le paradigme dominant dans les actions de patrimonialisation et de valorisation des pratiques musicales à l’échelle internationale. En effet, les candidatures affluent depuis la ratification de la Convention par les États-membres de l’UNESCO et son entrée en vigueur en 2006 : elles font de l’inscription sur les listes de l’UNESCO l’un des nouveaux horizons de la « course à la patrimonialisation13 » ainsi qu’un enjeu fondamental de reconnaissance des pratiques musicales et, plus généralement, culturelles à travers le monde. Ce postulat laisse envisager une histoire mondiale des patrimonialisations musicales, intéressée notamment par la place qu’occupent, dans ce paysage, la Convention de l’UNESCO et le nouvel ordre patrimonial qu’elle a institué à l’échelle mondiale. En somme, il s’agit également de se demander ce que le PCI fait à la musique : comment ce paradigme affecte-t-il les pratiques musicales, les dénominations et les théories, ainsi que la diversité des dispositifs de conservation, de valorisation et de sauvegarde de la musique ?


Bien entendu, supposer que le PCI domine le champ des patrimonialisations musicales ne signifie pas nécessairement qu’il en aurait éradiqué les formules antérieures et alternatives – ainsi, des catégories de classement et d’action telles que « musiques traditionnelles », « musiques régionales », « musiques orales », « musiques populaires », voire « musiques folkloriques », continuent d’exister au sein des associations, festivals, bibliothèques, musées, archives et inventaires locaux, régionaux ou nationaux, à travers le monde. Mais force est de le constater – et les articles rassemblés dans ce numéro y invitent : depuis que l’UNESCO l’a imposée14, la catégorie de patrimoine culturel immatériel a infiltré les mondes de la musique, bien au-delà du giron des Nations Unies, qu’ils soient professionnels ou amateurs, locaux ou transnationaux. Elle a sinon envahi, du moins séduit musées, festivals et collectivités, et s’est ajoutée sinon substituée aux dénominations en vigueur. Les mesures de sauvegarde que la Convention prescrit en tant qu’instrument international – consultation et implication des communautés, importance accordée aux pratiques vivantes et aux acteur·trice·s, mise en place d’inventaires, création d’archives, d’études scientifiques, de musées ou autres organismes compétents – et les valeurs qu’elle promeut – universalité, égalité, respect des droits humains, paix, mais aussi célébration de la diversité culturelle, reconnaissance des minorités15 – sont devenues prescriptives dans les pratiques de patrimonialisation musicale et les politiques culturelles locales, imposant ce nouveau paradigme patrimonial en norme à travers le monde16. Jusqu’à en hérisser certain·e·s, qui contestent cette nouvelle catégorie17, la critiquent ou tentent de l’esquiver.


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